Ruby Mazuel nous ouvre la porte, son bouledogue Maggie calé sous le bras. Dans un débardeur rose bonbon, les cheveux tirés à la Louise Brooks et un trait d’eyeliner posé avec précision, elle nous accueille chez elle, dans son appartement du 12ᵉ arrondissement de Paris. Tout, ici, brouille les repères : le parquet ancien, la suspension dorée à globes laiteux, l’affiche de Yayoi Kusama, icône japonaise de la couleur, et sur la table basse une lampe Artemide orangée qui éclaire la pièce comme un plateau de cinéma. On est chez une esthète qui pioche dans toutes les époques comme d’autres dans des nuanciers.
À 26 ans, Ruby est la make-up artist dont tout le monde parle. Angèle, Adèle Exarchopoulos, Marie Colomb, Chanel, Louboutin : tous lui font confiance pour son regard, sa main, son intuition. Mais plus encore que la technique, c’est une vision qu’elle défend. « Le maquillage, c’est pas juste “rendre jolie”. C’est raconter une histoire, traduire une émotion. C’est un art éphémère. Presque comme peindre un tableau sur une peau. »
Une vocation née à 8 ans
Née Ambre, Ruby est un prénom qu’elle s’est choisi. « Je devais avoir 11 ans. Je faisais du théâtre et dès qu’il fallait incarner quelqu’un, je disais Ruby. C’était déjà moi, mais un moi plus libre, plus artiste. Je crois que je savais que Ruby allait m’emmener quelque part. » Elle a grandi à Vauréal, en région parisienne, dans une maison remplie de livres. Son père, ancien photographe, collectionne les revues. « Mon père m’a transmis le goût des images. Ma mère, celui du soin et de l’élégance. Un goût pour la beauté, simple, mais toujours juste. »
Très tôt, elle veut devenir maquilleuse. À 8 ans, elle envoie ses dessins à une amie de son père, maquilleuse à Londres, Caroline Barnes. En retour, elle reçoit un colis : du maquillage Max Factor. Mascara contre pastel. « J’étais la plus heureuse du monde. Je devais avoir 9 ou 10 ans. » La vocation est née. « Quand j’ai dit à mes parents que je voulais être maquilleuse, ils étaient choqués. Ils pensaient que je deviendrais patineuse professionnelle. »
Car avant les pinceaux, il y a la glace. Entre ses 5 et 18 ans, Ruby patine à haut niveau, s’entraîne seize heures par semaine, vit les compétitions, les blessures, les vestiaires. Elle parle d’un « métier de représentation » déjà. De l’excitation du backstage. « Tu ne marches pas, tu glisses. C’est une autre matière que le sol. Une autre façon d’habiter l’espace. » Elle arrête tout après une fissure au coccyx. Le maquillage devient le seul langage possible. Elle intègre à 18 ans l’Atelier international du maquillage, à République. S’endette pour payer l’école. Et apprend tout : les textures, les carnations, les pinceaux, les ombres, la colorimétrie. Elle parle de son métier comme d’un art plastique : « On est des peintres de peau. »
Entre Damso et Rothko
À ses débuts, elle enchaîne les tournages de clips rap. Damso, Hamza, Niska, Ninho. « Parce qu’il faut bouffer. » Elle a 20 ans, court entre les loges et les tournées, apprend à tenir son pinceau dans les voitures qui roulent et à poudrer dans les coulisses en cinq minutes chrono. Le clip « Méchant » de Niska avec Ninho, elle s’en souvient parfaitement : un hangar dans le 93, une lumière bleue, la fatigue dans les yeux et l’excitation de travailler avec l’un des artistes les plus scrutés du moment. « Je me sentais toute petite. Mais c’est là que tu apprends. Tu vois les peaux, les lumières, les urgences. Et surtout tu fais. »
Mais ce qu’elle vise, c’est la mode. Elle assiste, observe les défilés. Elle affine son œil à force d’essais. Et puis un jour, elle rencontre Gwendoline. Professeure à l’Atelier du maquillage, restauratrice d’art tibétain, ancienne maquilleuse des années 1990. Une femme aussi rigoureuse que fantaisiste. « Elle m’a tout appris. Elle disait : “Observe les tableaux, lis les plis, les ombres, les lumières. Tout est là.” » Ruby commence alors à chiner des revues de beauté d’avant-guerre, collectionner les mascaras oubliés, à scruter les tableaux comme d’autres lisent une palette : pour en extraire des teintes, des formes, des histoires. « Tout ce que je fais aujourd’hui vient de là. Le maquillage, c’est une lecture du monde. »
Sa première couverture de magazine, elle la décroche à 23 ans, pour GQ avec Luka Booth. Une styliste annule, on pense à elle. « J’étais en train de faire mes courses quand j’ai reçu le message. C’était irréel. » Depuis, elle a enchaîné. « Mais j’ai toujours l’impression d’être au début. Il y a tant à apprendre. »
Angèle, la rencontre qui a tout déclenché
Et puis il y a Angèle. Une rencontre qui change tout. Trois ans et demi de collaboration et une fidélité rare. C’est une amie commune qui les met en contact, au tout début de l’année 2022. La chanteuse a repéré son travail sur Instagram, pendant le confinement. Très vite, c’est une évidence. Ruby devient un personnage à part entière du monde d’Angèle, omniprésente dans ses tournées, ses clips, ses campagnes, ses stories postées régulièrement sur les réseaux. Autant amie que maquilleuse, presque alter ego esthétique.
« La première fois que je suis allée chez elle, on avait les mêmes chaises, les mêmes lampes. Même goût pour le design 70’s, les lignes rétro, les petits détails vintage. » Ruby parle d’une « connexion immédiate », presque télépathique : « Parfois, elle me dit juste un mot. Moi, je sais si ça veut dire un regard nude, un liner net ou une bouche rouge mat. »
« J’ai toujours une ou deux idées en avance, raconte-t-elle. Un look plus doux si elle était vulnérable, un plus affirmé si elle se sentait conquérante. Et souvent, je devinais juste. Elle me disait : “T’as lu dans ma tête.” » Ce lien, rare, s’est construit dans l’écoute et la précision. Les deux jeunes femmes partagent aussi l’amour de l’eyeliner net, des coupes franches, de la lumière sur peau laiteuse.
Ensemble, elles façonnent une image, une élégance pop et cultivée qui séduit les marques, et notamment Chanel. Ruby devient peu à peu une signature. « Angèle a cette capacité à traduire une émotion en maquillage, à adapter sans jamais surjouer. Même sur un gros shoot, elle ne perd jamais ce truc très instinctif, très juste. » La chanteuse lui fait une confiance totale. « Même quand elle n’a pas dormi, quand il faut créer quelque chose en 20 minutes, elle me regarde et elle sait que je vais trouver. C’est une relation rare. »
Au Met Gala avec Kristen Stewart et la princesse de Monaco
Point d’orgue de leur relation : en 2023, Ruby accompagne Angèle au Met Gala, le rendez-vous le plus scruté de la mode mondiale. Une bulle de strass et de tension où chaque détail compte. « Tu maquilles dans un coin de suite, tu ajustes une bouche en tremblant, et dans l’ascenseur, tu te retrouves nez à nez avec Kristen Stewart, Marion Cotillard, la princesse de Monaco ou bien encore Jared Leto déguisé en chat. » Ce soir-là, elle ne maquille qu’Angèle, mais elle circule entre les icônes comme une ombre complice. « Tout est millimétré, chorégraphié. Tu fais partie du tableau, mais sans jamais être dans la lumière. Et pourtant, c’est grisant. »
Je me dis parfois que je suis une sorte de peintre de peau. Je travaille avec des pinceaux, je fais des aplats, des superpositions, je réfléchis à la lumière.
C’est ce rôle discret mais précieux que Ruby Mazuel raconte sur son compte Instagram, suivi par près de 26 000 personnes. Une exception dans le milieu, où les make-up artists restent souvent dans l’ombre. Elle y montre ses croquis, ses recherches, ses essais. « Je dessine presque toujours avant un shooting. J’ai besoin de visualiser, de composer. Un maquillage, c’est comme une partition. Il faut l’écrire. » Elle garde aussi des carnets d’études, teste sur elle-même, mélange les pigments comme un petit chimiste. « Je me dis parfois que je suis une sorte de peintre de peau. Je travaille avec des pinceaux, je fais des aplats, des superpositions, je réfléchis à la lumière. »
Ce goût pour l’ancien, elle le cultive à travers Ruby’s Kitchen, une série vidéo qu’elle a lancée sur les réseaux où elle transpose ces inspirations en maquillages minutieux, qu’elle documente comme on construit un livre d’art. « Tout est make-up », lui disait un ancien maître. Elle a fait sienne cette devise. Chaque épisode vidéo s’inspire d’un tableau, d’un courant artistique, d’un univers. « J’ai envie de montrer que le maquillage peut être une forme d’intelligence visuelle. Ce n’est pas juste de l’esthétique. C’est de la pensée. De la culture. De l’histoire. » Dans un épisode, elle reprend les couleurs de Klimt. Dans un autre, elle s’inspire de la Grande Odalisque d’Ingres. Un partenariat avec le Louvre a même vu le jour. « Quand ils m’ont répondu, j’ai pleuré. J’y croyais pas. Je m’étais dit : on tente, on verra. Et ils ont ouvert leurs portes. »
Militer pour la visibilité d’un métier trop effacé
Son approche impressionne. « Quand je travaille avec un photographe, je viens avec mes livres, mes images. Je construis des ponts entre les époques. Je veux que chaque maquillage soit une narration. » Elle cite Grace Jones, Rothko, les estampes japonaises de l’époque Edo, les lavis de blush qui montaient jusqu’au front. Elle montre un oiseau rouge et violet sur Pinterest, puis un blush qu’elle a recréé dans les mêmes teintes. « La nature est un chef d’orchestre de couleurs. Il suffit de la suivre. »
Aujourd’hui, sans hausser le ton, Ruby fait évoluer les lignes. Elle intellectualise son métier sans le figer. Elle milite pour que les make-up artists soient enfin crédités, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni, où Pat McGrath et Isamaya Ffrench ont acquis le statut de stars.
Ce que l’on cherche à faire, c’est transmettre une émotion. Comme un tableau.
Son ambition ? Continuer à raconter des histoires. Par la lumière, les matières, les couleurs. Sans filtre. « Un maquillage dure parfois une heure, deux heures. Il est démaquillé tout de suite après. C’est éphémère. Mais la photo reste. Et ce qu’on cherche à faire, c’est transmettre une émotion. Comme un tableau. » Elle rêve un jour de publier un livre, de collaborer avec une grande maison de beauté. « Ce que je veux, c’est montrer que c’est un travail d’auteur. Qu’un maquilleur peut être un artiste. »
Dans son salon, calée sur son canapé, elle caresse doucement Maggie avant d’ajouter : « Je veux continuer à créer. À regarder. À écouter. Et à faire parler les corps. » Le maquillage n’est pas un art mineur. Et Ruby Mazuel compte bien le prouver, un visage après l’autre.