Le cri d’Anouk Grinberg contre un cinéma gangrené par la violence

27560904lpw 27564886 mega une jpg 11054300

Sur la couverture – un portrait signé par son amie, l’artiste Sarah Moon –, son beau regard grave se plante droit dans le nôtre. Pas de sourire, pas d’insouciance, mais une infinie douleur, exprimée sobrement et sans pathos. C’est l’effet que produit cette image, c’est aussi la matière du livre autobiographique qu’Anouk Grinberg publie ces jours-ci, dans la foulée d’une séquence médiatique qui a vu s’enchaîner le procès de Gérard Depardieu pour agressions sexuelles (jugement attendu le 13 mai) et le rapport de la Commission parlementaire, qui pointe une violence endémique dans le monde de la culture en général et celui du cinéma en particulier.

La newsletter culture

Tous les mercredis à 16h

Recevez l’actualité culturelle de la semaine à ne pas manquer ainsi que des enquêtes, décryptages, portraits, tendances…

Merci !
Votre inscription a bien été prise en compte avec l’adresse email :

Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte

En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.

Comme beaucoup d’autres – Judith Godrèche, Sara Forestier, Isild Le Besco… –, Anouk Grinberg a vécu des agressions et des situations insoutenables de violence, notamment (mais pas seulement) sur les tournages des films de celui qui fut son compagnon et le père de son fils, Bertrand Blier. Comme beaucoup d’autres, elle en parle maintenant. Seulement maintenant, lui reproche-t-on sans comprendre les spécificités du stress post-traumatique.

« Avant d’écrire, j’avais la bouche cousue, explique la comédienne dans l’incipit de son livre. On me l’avait cousue et je n’ai pas arraché les fils pour parler. J’avais peur des gens, peur des vagues, qu’elles m’emportent. » La peur s’ancre dans l’enfance, évidemment, avec des blessures qui rendront ensuite la prédation terriblement facile. Anouk Grinberg est la fille de Michel Grinberg, dramaturge à succès sous le nom de Michel Vinaver, longtemps PDG de Gillette. Sa mère, Catherine Le Tellier, plonge dès sa naissance dans une profonde dépression : « Elle avait eu trois enfants en quatre ans, j’étais la quatrième, celle de trop, elle le disait […]. Mon père et le médecin ont attendu qu’elle soit endormie après ma naissance pour la stériliser. »

Enfance dévastée

De là, une enfance dévastée. Perçue comme responsable du malheur maternel, la petite Anouk est mise au ban de la famille – ainsi, les aînés choisissent son deuxième prénom, Élisabeth, parce qu’ils le trouvent laid. Le père est toujours en voyage, la mère au lit, en larmes ou abrutie de tranquillisants. « La maison n’était pas gaie, alors je me faisais adopter dans les familles de mes […] amies. […]. J’y restais parfois des mois entiers. » C’est là, dans une de ces familles d’adoption, qu’Anouk Grinberg subit un viol, à l’âge de 7 ans.

Quand elle a douze ans, elle subit l’inceste de la part de son frère et c’est le désespoir absolu – « je ne pensais qu’à mourir ». La comédienne décrit particulièrement bien l’impact de ces violences sur son rapport au monde. Complètement déphasée, sans conscience des limites naturelles entre soi et les autres, profondément dissociée de son corps, elle est une proie idéale et tombe sous la coupe d’une série d’hommes qui l’objectifient sans scrupule. « Derrière l’histoire d’une femme qui consent à sa propre destruction, il y a souvent l’histoire d’une enfant agressée et réduite au silence », résume-t-elle avec force, soulignant combien elle a pu « se jeter dans la gueule des loups déguisés en bons hommes ».

Sous l’emprise de Bertrand Blier

C’est dans ce contexte que la jeune femme de 25 ans rencontre Bertrand Blier, son aîné de 24 ans, un cinéaste culte pour certains, et incontestablement abonné à la provocation, notamment misogyne. Il cherche une actrice pour Merci la vie (1991) : « L’histoire d’une fille qui se fait baiser de partout, je connaissais la chanson », résume-t-elle tristement. Quand elle évoque le tournage de ce film, où joue Gérard Depardieu, elle reconnaît n’avoir pas réagi : « J’ai accepté avec joie (au début) les saloperies qu’il m’a fait jouer ou que j’ai vu faire. » Elle partage ce mail reçu d’une technicienne qui raconte comment sa cheffe subissait les assauts de Depardieu : « Parfois, il sautait sur elle avant une prise ou lui courait après et la plaquait au sol pour lui mettre la main dans la culotte, ou lui toucher les seins. Nous étions tous là et nous regardions. »

Bertrand Blier et Anouk Grinberg vivent ensemble, ont un enfant, mais sous l’apparence du bonheur familial se cache un enfer d’insultes misogynes et de privations. Elle est bientôt taxée de folie par son compagnon parce qu’elle ne veut pas tourner Mon homme (1996), l’histoire d’une prostituée filmée dans un grand nombre de situations avilissantes. Pour la convaincre, Blier lui fait prescrire des psychotropes. Le psychiatre la traite à distance pendant six ans, ne la rencontre que deux fois et adresse directement au cinéaste les ordonnances dont il lui passe commande pour maintenir sa compagne et actrice sous emprise.

Il est intéressant de redécouvrir ici qu’Anouk Grinberg a reçu un prix d’interprétation à Berlin pour Mon homme alors que – elle le dit sans fards – « si des personnes regardent ce film, elles doivent savoir qu’elles regardent un film de torture ». Combien ont ainsi été primés, célébrés pour des films qui perpétuent la légende d’un cinéma qui ne pourrait se fabriquer que dans la manipulation ! C’est après Mon homme et la lecture d’un roman de Bertrand Blier (Existe en blanc, Robert Laffont, 1998) qu’elle réussit à le quitter. Celle qui joue désormais surtout au théâtre reconstruit une vie privée heureuse auprès du mathématicien Michel Broué. Les pages qu’elle consacre à leur amour sont belles, lumineuses, pleines d’espoir. N’empêche que l’on referme le livre avec une conscience aiguë du chemin à parcourir pour que de telles histoires ne se reproduisent pas à l’infini.

Respect, d’Anouk Grinberg, Julliard, 138 pages, 18,50 euros.


Quitter la version mobile