Publié le
Diffusée sur Disney+, la mini-série américaine interprétée par Michelle Williams ouvre de nouveaux horizons à la sensibilité contemporaine. Elle pourrait aussi avoir une portée politique…
Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Le « care » (traduit par « la sollicitude », « le soin » ou « le souci des autres ») se présente comme une nouvelle perspective pour aborder les questions morales. Né aux États-Unis au début des années 1980 à partir des expériences quotidiennes de la vulnérabilité et de l’attention aux autres, en particulier des femmes, il a constitué un renouvellement féministe de l’éthique. D’abord avec les travaux de la psychologue Carol Gilligan, puis avec les réflexions de la politiste Joan Tronto.
Cette éthique féministe a connu un écho dans les séries TV, comme l’a montré la philosophe Sandra Laugier dans un article de la revue « Multitudes » de 2020 à propos de « Buffy contre les vampires » (sept saisons, 1997-2003). Car le personnage de Buffy n’est pas seulement une tueuse de vampires, elle est « aussi dans le souci des autres, pas seulement celui de l’humanité mais celui de chacun et chacune ».
Légèreté mélancolique
« Se frotter aux autres, à leur point de vue, à leur expérience, dans une logique qui n’est pas celle de l’affrontement viril ou de la compétition – pas celle du genre donc –, mais celle de la rencontre attentive, une relation dont on ne sait qu’on en sera transformé mais sans pouvoir prévoir jusqu’à quel point et avec quelles conséquences sur nos vies », expliquent la psychologue Pascale Molinier, Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman dans leur introduction au livre « Qu’est-ce que le care ? Le souci des autres, sensibilité, responsabilité » (Payot, 2009).
Il est bien question de se frotter aux autres dans la série « Dying for Sex », créée par Kim Rosenstock et Elizabeth Meriwether et diffusée sur Disney+ depuis le 4 avril. Mais le care n’avait jamais été abordé de manière aussi frontale sous l’angle de la sexualité. C’est la double percée esthétique et théorique de cette série qui, de prime abord, a l’air de ne pas y toucher avec sa légèreté mélancolique. Elle est adaptée d’un podcast consacré à une histoire vraie : celle de Molly Kochan, décédée en 2019 à l’âge de 45 ans des suites d’un cancer. L’actrice Michelle Williams interprète son rôle, en circulant avec sensibilité à travers les registres de la drôlerie, de la tendresse et du tragique. La larme à l’œil succède au rire et vice-versa.
Dans « Dying for Sex », le care féministe, qui ouvre Molly à des expérimentations inédites à la fin de sa vie, est aux antipodes de l’assistance patriarcale imposée par son mari qui, bien que progressiste, est pris dans un surplomb paternaliste. En voulant la protéger, il inhibe ses désirs et de nouvelles possibilités. Après sa rupture, avec notamment l’aide de son amie Nikki (jouée par Jenny Slate, au farfelu émouvant) et de sa mère Gail (l’immense Sissy Spacek), le parcours de Molly va alors devenir davantage « improvisé et instable », selon les mots de Sandra Laugier dans un texte de 2005 (réédité en 2011) sur « Care et perception ».
Dans l’ambiance du care, même les jeux BDSM sont sensibles et attentionnés, et n’ont guère de rapport avec les visions habituelles du « sadisme » et du « masochisme ». Dans le quatrième épisode, un des partenaires de Molly arrête le jeu en cours de route par sollicitude, car il la sent perturbée : « Il faut faire attention. Ça peut vite déraper, ça peut devenir dangereux. » Dans le même épisode, la femme qui pousse plus loin son initiation afin de surmonter ses peurs, liées à un trauma d’enfance, le fait de façon progressive et tout en délicatesse. On s’éloigne du vocabulaire propre aux rapports masculins dominants à l’Eros critiqués par Emmanuel Levinas dans son livre « le Temps et l’Autre », celui du « saisir » et du « posséder » le corps de l’autre, en tant que « synonymes du pouvoir ». On est plutôt à l’écoute de l’infini en l’autre et en soi.
Le care au bistrot
Cependant le care féministe n’est pas destiné qu’aux femmes. Il n’est pas inscrit dans une prétendue « nature féminine », mais dans une condition sociohistorique marquée par des rapports de domination. Indissolublement valeur et pratique nées d’expériences d’oppression et de résistance à l’oppression, il constitue une proposition universalisable afin de transformer la société à partir de la vie ordinaire et de ses vulnérabilités.
Des vulnérabilités sociales d’origines diverses (précarité, immigration, addictions au jeu ou à l’alcool, situation de handicap, expérience psychiatrique, inceste…) se croisent, se heurtent et se réchauffent justement dans le bar populaire Le Clemenceau situé à Saint-Raphaël sur la Côte d’Azur, tel que l’a filmé Xavier Gayan pour son documentaire « Au Clemenceau » (sorti en salles en septembre 2023). Dans ce cas, on est surtout entre hommes. « C’est la famille », dit un des habitués.
Le moment le plus lumineux est l’interview de l’ancienne patronne du bistrot, Neige. Elle dit les difficultés du contact quotidien avec des personnes si cabossées par l’existence : « Je voulais arrêter aussi le bar, parce que je commençais à me blinder, et j’avais pas du tout envie de perdre, j’ai pas envie de perdre cette humanité en fait… si on prend toute la misère qu’on a autour, on tient pas longtemps. » Toutefois elle dit aussi qu’il y a là un des cœurs de notre humaine condition : « Les gens sont beaux quoi, si on creuse un peu les gens sont super beaux. » On pourrait ajouter : il y a donc là un des poumons potentiels de la politique, si la politique avait du cœur, mais c’est pas gagné…
Le care défaillant de la politique
Car la politique réellement existante, professionnalisée, bureaucratisée, hiérarchisée, obéissant le plus souvent à des codes virilistes, est fréquemment maltraitante, y compris dans les organisations qui prétendent « changer le monde ».
Dans l’ouvrage « Révolutionnaire professionnel » (Le Bord de l’eau, 2024), le sociologue Ivan Sainsaulieu revient sur son parcours, depuis le lycée, dans l’organisation trotskiste Lutte ouvrière (LO) et sur ses déboires. À 58 ans, et trente-quatre ans après son exclusion, les traces du traumatisme sont encore présentes. Un « silence glacial » lors d’une intervention critique en congrès, des marques diverses d’« hostilité », la mise à l’écart de réunions, des « insomnies » et des « maladies psychosomatiques » : l’organisation révolutionnaire don’t care de celles et de ceux qui se dévouent quotidiennement à la Cause. Pourtant, mon ami Ivan garde « l’émancipation en héritage ». Une émancipation plus sensible, attentionnée, délicate avec les individus, ça serait peut-être pas mal… et plus émancipateur, non ?
La politique qui « a des couilles » veille cependant à ce qu’un bazar de type « Dying for Sex » ne vienne pas perturber le prétendu sérieux politique : « imposer des rapports de force », « battre les adversaires », « conquérir le pouvoir »… sous l’égide d’un Chef (ou de chefs) qui serait doté d’une clairvoyance extraordinaire. C’est ce qu’a aussi confirmé récemment l’émission « Complément d’enquête » sur « Jean-Luc Mélenchon : la lutte finale ? », diffusée sur France 2 le 24 avril.
À lire aussi
Analyse
Dans le livre-enquête « La Meute », plongée au cœur de la violence de la machine Mélenchon
La députée ex-LFI Danielle Simonnet y parle, à propos des cercles dirigeants autour du Chef suprême, de « violence psychologique », de « messages violents » et « de haine, de menace » et l’ex-députée Raquel Garrido de « rapports brutaux ». Le député Alexis Corbière lance : « Personne n’est protégé. » Et la langue de bois sous forme de dénégation de la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, résonne comme un écho à la langue de bois trotskiste vécue par Ivan Sainsaulieu. Elle explique, crispée : « Nous n’avons pas de brutalité entre nous. » Mais ce type de maltraitance n’est pas limité au trotskisme de LO ou au post-trotskisme de Jean-Luc Mélenchon : on peut en trouver des modalités variées et variables, davantage atténuées car moins liées à un pouvoir autocratique, au PCF, au PS ou même chez les Verts, pour nous en tenir à la gauche.
À la politique des chefs « extraordinaires », on peut préférer une politique de l’ordinaire, où le care aurait toute sa place. Cela supposerait de réinventer la politique. En attendant, regardons quelques bonnes séries TV plutôt que de s’affliger devant le spectacle politicien.
Publié le
Diffusée sur Disney+, la mini-série américaine interprétée par Michelle Williams ouvre de nouveaux horizons à la sensibilité contemporaine. Elle pourrait aussi avoir une portée politique…
Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Le « care » (traduit par « la sollicitude », « le soin » ou « le souci des autres ») se présente comme une nouvelle perspective pour aborder les questions morales. Né aux États-Unis au début des années 1980 à partir des expériences quotidiennes de la vulnérabilité et de l’attention aux autres, en particulier des femmes, il a constitué un renouvellement féministe de l’éthique. D’abord avec les travaux de la psychologue Carol Gilligan, puis avec les réflexions de la politiste Joan Tronto.
Cette éthique féministe a connu un écho dans les séries TV, comme l’a montré la philosophe Sandra Laugier dans un article de la revue « Multitudes » de 2020 à propos de « Buffy contre les vampires » (sept saisons, 1997-2003). Car le personnage de Buffy n’est pas seulement une tueuse de vampires, elle est « aussi dans le souci des autres, pas seulement celui de l’humanité mais celui de chacun et chacune ».
Légèreté mélancolique
« Se frotter aux autres, à leur point de vue, à leur expérience, dans une logique qui n’est pas celle de l’affrontement viril ou de la compétition – pas celle du genre donc –, mais celle de la rencontre attentive, une relation dont on ne sait qu’on en sera transformé mais sans pouvoir prévoir jusqu’à quel point et avec quelles conséquences sur nos vies », expliquent la psychologue Pascale Molinier, Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman dans leur introduction au livre « Qu’est-ce que le care ? Le souci des autres, sensibilité, responsabilité » (Payot, 2009).
Il est bien question de se frotter aux autres dans la série « Dying for Sex », créée par Kim Rosenstock et Elizabeth Meriwether et diffusée sur Disney+ depuis le 4 avril. Mais le care n’avait jamais été abordé de manière aussi frontale sous l’angle de la sexualité. C’est la double percée esthétique et théorique de cette série qui, de prime abord, a l’air de ne pas y toucher avec sa légèreté mélancolique. Elle est adaptée d’un podcast consacré à une histoire vraie : celle de Molly Kochan, décédée en 2019 à l’âge de 45 ans des suites d’un cancer. L’actrice Michelle Williams interprète son rôle, en circulant avec sensibilité à travers les registres de la drôlerie, de la tendresse et du tragique. La larme à l’œil succède au rire et vice-versa.
Dans « Dying for Sex », le care féministe, qui ouvre Molly à des expérimentations inédites à la fin de sa vie, est aux antipodes de l’assistance patriarcale imposée par son mari qui, bien que progressiste, est pris dans un surplomb paternaliste. En voulant la protéger, il inhibe ses désirs et de nouvelles possibilités. Après sa rupture, avec notamment l’aide de son amie Nikki (jouée par Jenny Slate, au farfelu émouvant) et de sa mère Gail (l’immense Sissy Spacek), le parcours de Molly va alors devenir davantage « improvisé et instable », selon les mots de Sandra Laugier dans un texte de 2005 (réédité en 2011) sur « Care et perception ».
Dans l’ambiance du care, même les jeux BDSM sont sensibles et attentionnés, et n’ont guère de rapport avec les visions habituelles du « sadisme » et du « masochisme ». Dans le quatrième épisode, un des partenaires de Molly arrête le jeu en cours de route par sollicitude, car il la sent perturbée : « Il faut faire attention. Ça peut vite déraper, ça peut devenir dangereux. » Dans le même épisode, la femme qui pousse plus loin son initiation afin de surmonter ses peurs, liées à un trauma d’enfance, le fait de façon progressive et tout en délicatesse. On s’éloigne du vocabulaire propre aux rapports masculins dominants à l’Eros critiqués par Emmanuel Levinas dans son livre « le Temps et l’Autre », celui du « saisir » et du « posséder » le corps de l’autre, en tant que « synonymes du pouvoir ». On est plutôt à l’écoute de l’infini en l’autre et en soi.
Le care au bistrot
Cependant le care féministe n’est pas destiné qu’aux femmes. Il n’est pas inscrit dans une prétendue « nature féminine », mais dans une condition sociohistorique marquée par des rapports de domination. Indissolublement valeur et pratique nées d’expériences d’oppression et de résistance à l’oppression, il constitue une proposition universalisable afin de transformer la société à partir de la vie ordinaire et de ses vulnérabilités.
Des vulnérabilités sociales d’origines diverses (précarité, immigration, addictions au jeu ou à l’alcool, situation de handicap, expérience psychiatrique, inceste…) se croisent, se heurtent et se réchauffent justement dans le bar populaire Le Clemenceau situé à Saint-Raphaël sur la Côte d’Azur, tel que l’a filmé Xavier Gayan pour son documentaire « Au Clemenceau » (sorti en salles en septembre 2023). Dans ce cas, on est surtout entre hommes. « C’est la famille », dit un des habitués.
Le moment le plus lumineux est l’interview de l’ancienne patronne du bistrot, Neige. Elle dit les difficultés du contact quotidien avec des personnes si cabossées par l’existence : « Je voulais arrêter aussi le bar, parce que je commençais à me blinder, et j’avais pas du tout envie de perdre, j’ai pas envie de perdre cette humanité en fait… si on prend toute la misère qu’on a autour, on tient pas longtemps. » Toutefois elle dit aussi qu’il y a là un des cœurs de notre humaine condition : « Les gens sont beaux quoi, si on creuse un peu les gens sont super beaux. » On pourrait ajouter : il y a donc là un des poumons potentiels de la politique, si la politique avait du cœur, mais c’est pas gagné…
Le care défaillant de la politique
Car la politique réellement existante, professionnalisée, bureaucratisée, hiérarchisée, obéissant le plus souvent à des codes virilistes, est fréquemment maltraitante, y compris dans les organisations qui prétendent « changer le monde ».
Dans l’ouvrage « Révolutionnaire professionnel » (Le Bord de l’eau, 2024), le sociologue Ivan Sainsaulieu revient sur son parcours, depuis le lycée, dans l’organisation trotskiste Lutte ouvrière (LO) et sur ses déboires. À 58 ans, et trente-quatre ans après son exclusion, les traces du traumatisme sont encore présentes. Un « silence glacial » lors d’une intervention critique en congrès, des marques diverses d’« hostilité », la mise à l’écart de réunions, des « insomnies » et des « maladies psychosomatiques » : l’organisation révolutionnaire don’t care de celles et de ceux qui se dévouent quotidiennement à la Cause. Pourtant, mon ami Ivan garde « l’émancipation en héritage ». Une émancipation plus sensible, attentionnée, délicate avec les individus, ça serait peut-être pas mal… et plus émancipateur, non ?
La politique qui « a des couilles » veille cependant à ce qu’un bazar de type « Dying for Sex » ne vienne pas perturber le prétendu sérieux politique : « imposer des rapports de force », « battre les adversaires », « conquérir le pouvoir »… sous l’égide d’un Chef (ou de chefs) qui serait doté d’une clairvoyance extraordinaire. C’est ce qu’a aussi confirmé récemment l’émission « Complément d’enquête » sur « Jean-Luc Mélenchon : la lutte finale ? », diffusée sur France 2 le 24 avril.
À lire aussi
Analyse
Dans le livre-enquête « La Meute », plongée au cœur de la violence de la machine Mélenchon
La députée ex-LFI Danielle Simonnet y parle, à propos des cercles dirigeants autour du Chef suprême, de « violence psychologique », de « messages violents » et « de haine, de menace » et l’ex-députée Raquel Garrido de « rapports brutaux ». Le député Alexis Corbière lance : « Personne n’est protégé. » Et la langue de bois sous forme de dénégation de la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, résonne comme un écho à la langue de bois trotskiste vécue par Ivan Sainsaulieu. Elle explique, crispée : « Nous n’avons pas de brutalité entre nous. » Mais ce type de maltraitance n’est pas limité au trotskisme de LO ou au post-trotskisme de Jean-Luc Mélenchon : on peut en trouver des modalités variées et variables, davantage atténuées car moins liées à un pouvoir autocratique, au PCF, au PS ou même chez les Verts, pour nous en tenir à la gauche.
À la politique des chefs « extraordinaires », on peut préférer une politique de l’ordinaire, où le care aurait toute sa place. Cela supposerait de réinventer la politique. En attendant, regardons quelques bonnes séries TV plutôt que de s’affliger devant le spectacle politicien.
Publié le
Diffusée sur Disney+, la mini-série américaine interprétée par Michelle Williams ouvre de nouveaux horizons à la sensibilité contemporaine. Elle pourrait aussi avoir une portée politique…
Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Le « care » (traduit par « la sollicitude », « le soin » ou « le souci des autres ») se présente comme une nouvelle perspective pour aborder les questions morales. Né aux États-Unis au début des années 1980 à partir des expériences quotidiennes de la vulnérabilité et de l’attention aux autres, en particulier des femmes, il a constitué un renouvellement féministe de l’éthique. D’abord avec les travaux de la psychologue Carol Gilligan, puis avec les réflexions de la politiste Joan Tronto.
Cette éthique féministe a connu un écho dans les séries TV, comme l’a montré la philosophe Sandra Laugier dans un article de la revue « Multitudes » de 2020 à propos de « Buffy contre les vampires » (sept saisons, 1997-2003). Car le personnage de Buffy n’est pas seulement une tueuse de vampires, elle est « aussi dans le souci des autres, pas seulement celui de l’humanité mais celui de chacun et chacune ».
Légèreté mélancolique
« Se frotter aux autres, à leur point de vue, à leur expérience, dans une logique qui n’est pas celle de l’affrontement viril ou de la compétition – pas celle du genre donc –, mais celle de la rencontre attentive, une relation dont on ne sait qu’on en sera transformé mais sans pouvoir prévoir jusqu’à quel point et avec quelles conséquences sur nos vies », expliquent la psychologue Pascale Molinier, Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman dans leur introduction au livre « Qu’est-ce que le care ? Le souci des autres, sensibilité, responsabilité » (Payot, 2009).
Il est bien question de se frotter aux autres dans la série « Dying for Sex », créée par Kim Rosenstock et Elizabeth Meriwether et diffusée sur Disney+ depuis le 4 avril. Mais le care n’avait jamais été abordé de manière aussi frontale sous l’angle de la sexualité. C’est la double percée esthétique et théorique de cette série qui, de prime abord, a l’air de ne pas y toucher avec sa légèreté mélancolique. Elle est adaptée d’un podcast consacré à une histoire vraie : celle de Molly Kochan, décédée en 2019 à l’âge de 45 ans des suites d’un cancer. L’actrice Michelle Williams interprète son rôle, en circulant avec sensibilité à travers les registres de la drôlerie, de la tendresse et du tragique. La larme à l’œil succède au rire et vice-versa.
Dans « Dying for Sex », le care féministe, qui ouvre Molly à des expérimentations inédites à la fin de sa vie, est aux antipodes de l’assistance patriarcale imposée par son mari qui, bien que progressiste, est pris dans un surplomb paternaliste. En voulant la protéger, il inhibe ses désirs et de nouvelles possibilités. Après sa rupture, avec notamment l’aide de son amie Nikki (jouée par Jenny Slate, au farfelu émouvant) et de sa mère Gail (l’immense Sissy Spacek), le parcours de Molly va alors devenir davantage « improvisé et instable », selon les mots de Sandra Laugier dans un texte de 2005 (réédité en 2011) sur « Care et perception ».
Dans l’ambiance du care, même les jeux BDSM sont sensibles et attentionnés, et n’ont guère de rapport avec les visions habituelles du « sadisme » et du « masochisme ». Dans le quatrième épisode, un des partenaires de Molly arrête le jeu en cours de route par sollicitude, car il la sent perturbée : « Il faut faire attention. Ça peut vite déraper, ça peut devenir dangereux. » Dans le même épisode, la femme qui pousse plus loin son initiation afin de surmonter ses peurs, liées à un trauma d’enfance, le fait de façon progressive et tout en délicatesse. On s’éloigne du vocabulaire propre aux rapports masculins dominants à l’Eros critiqués par Emmanuel Levinas dans son livre « le Temps et l’Autre », celui du « saisir » et du « posséder » le corps de l’autre, en tant que « synonymes du pouvoir ». On est plutôt à l’écoute de l’infini en l’autre et en soi.
Le care au bistrot
Cependant le care féministe n’est pas destiné qu’aux femmes. Il n’est pas inscrit dans une prétendue « nature féminine », mais dans une condition sociohistorique marquée par des rapports de domination. Indissolublement valeur et pratique nées d’expériences d’oppression et de résistance à l’oppression, il constitue une proposition universalisable afin de transformer la société à partir de la vie ordinaire et de ses vulnérabilités.
Des vulnérabilités sociales d’origines diverses (précarité, immigration, addictions au jeu ou à l’alcool, situation de handicap, expérience psychiatrique, inceste…) se croisent, se heurtent et se réchauffent justement dans le bar populaire Le Clemenceau situé à Saint-Raphaël sur la Côte d’Azur, tel que l’a filmé Xavier Gayan pour son documentaire « Au Clemenceau » (sorti en salles en septembre 2023). Dans ce cas, on est surtout entre hommes. « C’est la famille », dit un des habitués.
Le moment le plus lumineux est l’interview de l’ancienne patronne du bistrot, Neige. Elle dit les difficultés du contact quotidien avec des personnes si cabossées par l’existence : « Je voulais arrêter aussi le bar, parce que je commençais à me blinder, et j’avais pas du tout envie de perdre, j’ai pas envie de perdre cette humanité en fait… si on prend toute la misère qu’on a autour, on tient pas longtemps. » Toutefois elle dit aussi qu’il y a là un des cœurs de notre humaine condition : « Les gens sont beaux quoi, si on creuse un peu les gens sont super beaux. » On pourrait ajouter : il y a donc là un des poumons potentiels de la politique, si la politique avait du cœur, mais c’est pas gagné…
Le care défaillant de la politique
Car la politique réellement existante, professionnalisée, bureaucratisée, hiérarchisée, obéissant le plus souvent à des codes virilistes, est fréquemment maltraitante, y compris dans les organisations qui prétendent « changer le monde ».
Dans l’ouvrage « Révolutionnaire professionnel » (Le Bord de l’eau, 2024), le sociologue Ivan Sainsaulieu revient sur son parcours, depuis le lycée, dans l’organisation trotskiste Lutte ouvrière (LO) et sur ses déboires. À 58 ans, et trente-quatre ans après son exclusion, les traces du traumatisme sont encore présentes. Un « silence glacial » lors d’une intervention critique en congrès, des marques diverses d’« hostilité », la mise à l’écart de réunions, des « insomnies » et des « maladies psychosomatiques » : l’organisation révolutionnaire don’t care de celles et de ceux qui se dévouent quotidiennement à la Cause. Pourtant, mon ami Ivan garde « l’émancipation en héritage ». Une émancipation plus sensible, attentionnée, délicate avec les individus, ça serait peut-être pas mal… et plus émancipateur, non ?
La politique qui « a des couilles » veille cependant à ce qu’un bazar de type « Dying for Sex » ne vienne pas perturber le prétendu sérieux politique : « imposer des rapports de force », « battre les adversaires », « conquérir le pouvoir »… sous l’égide d’un Chef (ou de chefs) qui serait doté d’une clairvoyance extraordinaire. C’est ce qu’a aussi confirmé récemment l’émission « Complément d’enquête » sur « Jean-Luc Mélenchon : la lutte finale ? », diffusée sur France 2 le 24 avril.
À lire aussi
Analyse
Dans le livre-enquête « La Meute », plongée au cœur de la violence de la machine Mélenchon
La députée ex-LFI Danielle Simonnet y parle, à propos des cercles dirigeants autour du Chef suprême, de « violence psychologique », de « messages violents » et « de haine, de menace » et l’ex-députée Raquel Garrido de « rapports brutaux ». Le député Alexis Corbière lance : « Personne n’est protégé. » Et la langue de bois sous forme de dénégation de la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, résonne comme un écho à la langue de bois trotskiste vécue par Ivan Sainsaulieu. Elle explique, crispée : « Nous n’avons pas de brutalité entre nous. » Mais ce type de maltraitance n’est pas limité au trotskisme de LO ou au post-trotskisme de Jean-Luc Mélenchon : on peut en trouver des modalités variées et variables, davantage atténuées car moins liées à un pouvoir autocratique, au PCF, au PS ou même chez les Verts, pour nous en tenir à la gauche.
À la politique des chefs « extraordinaires », on peut préférer une politique de l’ordinaire, où le care aurait toute sa place. Cela supposerait de réinventer la politique. En attendant, regardons quelques bonnes séries TV plutôt que de s’affliger devant le spectacle politicien.
Publié le
Diffusée sur Disney+, la mini-série américaine interprétée par Michelle Williams ouvre de nouveaux horizons à la sensibilité contemporaine. Elle pourrait aussi avoir une portée politique…
Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Le « care » (traduit par « la sollicitude », « le soin » ou « le souci des autres ») se présente comme une nouvelle perspective pour aborder les questions morales. Né aux États-Unis au début des années 1980 à partir des expériences quotidiennes de la vulnérabilité et de l’attention aux autres, en particulier des femmes, il a constitué un renouvellement féministe de l’éthique. D’abord avec les travaux de la psychologue Carol Gilligan, puis avec les réflexions de la politiste Joan Tronto.
Cette éthique féministe a connu un écho dans les séries TV, comme l’a montré la philosophe Sandra Laugier dans un article de la revue « Multitudes » de 2020 à propos de « Buffy contre les vampires » (sept saisons, 1997-2003). Car le personnage de Buffy n’est pas seulement une tueuse de vampires, elle est « aussi dans le souci des autres, pas seulement celui de l’humanité mais celui de chacun et chacune ».
Légèreté mélancolique
« Se frotter aux autres, à leur point de vue, à leur expérience, dans une logique qui n’est pas celle de l’affrontement viril ou de la compétition – pas celle du genre donc –, mais celle de la rencontre attentive, une relation dont on ne sait qu’on en sera transformé mais sans pouvoir prévoir jusqu’à quel point et avec quelles conséquences sur nos vies », expliquent la psychologue Pascale Molinier, Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman dans leur introduction au livre « Qu’est-ce que le care ? Le souci des autres, sensibilité, responsabilité » (Payot, 2009).
Il est bien question de se frotter aux autres dans la série « Dying for Sex », créée par Kim Rosenstock et Elizabeth Meriwether et diffusée sur Disney+ depuis le 4 avril. Mais le care n’avait jamais été abordé de manière aussi frontale sous l’angle de la sexualité. C’est la double percée esthétique et théorique de cette série qui, de prime abord, a l’air de ne pas y toucher avec sa légèreté mélancolique. Elle est adaptée d’un podcast consacré à une histoire vraie : celle de Molly Kochan, décédée en 2019 à l’âge de 45 ans des suites d’un cancer. L’actrice Michelle Williams interprète son rôle, en circulant avec sensibilité à travers les registres de la drôlerie, de la tendresse et du tragique. La larme à l’œil succède au rire et vice-versa.
Dans « Dying for Sex », le care féministe, qui ouvre Molly à des expérimentations inédites à la fin de sa vie, est aux antipodes de l’assistance patriarcale imposée par son mari qui, bien que progressiste, est pris dans un surplomb paternaliste. En voulant la protéger, il inhibe ses désirs et de nouvelles possibilités. Après sa rupture, avec notamment l’aide de son amie Nikki (jouée par Jenny Slate, au farfelu émouvant) et de sa mère Gail (l’immense Sissy Spacek), le parcours de Molly va alors devenir davantage « improvisé et instable », selon les mots de Sandra Laugier dans un texte de 2005 (réédité en 2011) sur « Care et perception ».
Dans l’ambiance du care, même les jeux BDSM sont sensibles et attentionnés, et n’ont guère de rapport avec les visions habituelles du « sadisme » et du « masochisme ». Dans le quatrième épisode, un des partenaires de Molly arrête le jeu en cours de route par sollicitude, car il la sent perturbée : « Il faut faire attention. Ça peut vite déraper, ça peut devenir dangereux. » Dans le même épisode, la femme qui pousse plus loin son initiation afin de surmonter ses peurs, liées à un trauma d’enfance, le fait de façon progressive et tout en délicatesse. On s’éloigne du vocabulaire propre aux rapports masculins dominants à l’Eros critiqués par Emmanuel Levinas dans son livre « le Temps et l’Autre », celui du « saisir » et du « posséder » le corps de l’autre, en tant que « synonymes du pouvoir ». On est plutôt à l’écoute de l’infini en l’autre et en soi.
Le care au bistrot
Cependant le care féministe n’est pas destiné qu’aux femmes. Il n’est pas inscrit dans une prétendue « nature féminine », mais dans une condition sociohistorique marquée par des rapports de domination. Indissolublement valeur et pratique nées d’expériences d’oppression et de résistance à l’oppression, il constitue une proposition universalisable afin de transformer la société à partir de la vie ordinaire et de ses vulnérabilités.
Des vulnérabilités sociales d’origines diverses (précarité, immigration, addictions au jeu ou à l’alcool, situation de handicap, expérience psychiatrique, inceste…) se croisent, se heurtent et se réchauffent justement dans le bar populaire Le Clemenceau situé à Saint-Raphaël sur la Côte d’Azur, tel que l’a filmé Xavier Gayan pour son documentaire « Au Clemenceau » (sorti en salles en septembre 2023). Dans ce cas, on est surtout entre hommes. « C’est la famille », dit un des habitués.
Le moment le plus lumineux est l’interview de l’ancienne patronne du bistrot, Neige. Elle dit les difficultés du contact quotidien avec des personnes si cabossées par l’existence : « Je voulais arrêter aussi le bar, parce que je commençais à me blinder, et j’avais pas du tout envie de perdre, j’ai pas envie de perdre cette humanité en fait… si on prend toute la misère qu’on a autour, on tient pas longtemps. » Toutefois elle dit aussi qu’il y a là un des cœurs de notre humaine condition : « Les gens sont beaux quoi, si on creuse un peu les gens sont super beaux. » On pourrait ajouter : il y a donc là un des poumons potentiels de la politique, si la politique avait du cœur, mais c’est pas gagné…
Le care défaillant de la politique
Car la politique réellement existante, professionnalisée, bureaucratisée, hiérarchisée, obéissant le plus souvent à des codes virilistes, est fréquemment maltraitante, y compris dans les organisations qui prétendent « changer le monde ».
Dans l’ouvrage « Révolutionnaire professionnel » (Le Bord de l’eau, 2024), le sociologue Ivan Sainsaulieu revient sur son parcours, depuis le lycée, dans l’organisation trotskiste Lutte ouvrière (LO) et sur ses déboires. À 58 ans, et trente-quatre ans après son exclusion, les traces du traumatisme sont encore présentes. Un « silence glacial » lors d’une intervention critique en congrès, des marques diverses d’« hostilité », la mise à l’écart de réunions, des « insomnies » et des « maladies psychosomatiques » : l’organisation révolutionnaire don’t care de celles et de ceux qui se dévouent quotidiennement à la Cause. Pourtant, mon ami Ivan garde « l’émancipation en héritage ». Une émancipation plus sensible, attentionnée, délicate avec les individus, ça serait peut-être pas mal… et plus émancipateur, non ?
La politique qui « a des couilles » veille cependant à ce qu’un bazar de type « Dying for Sex » ne vienne pas perturber le prétendu sérieux politique : « imposer des rapports de force », « battre les adversaires », « conquérir le pouvoir »… sous l’égide d’un Chef (ou de chefs) qui serait doté d’une clairvoyance extraordinaire. C’est ce qu’a aussi confirmé récemment l’émission « Complément d’enquête » sur « Jean-Luc Mélenchon : la lutte finale ? », diffusée sur France 2 le 24 avril.
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La députée ex-LFI Danielle Simonnet y parle, à propos des cercles dirigeants autour du Chef suprême, de « violence psychologique », de « messages violents » et « de haine, de menace » et l’ex-députée Raquel Garrido de « rapports brutaux ». Le député Alexis Corbière lance : « Personne n’est protégé. » Et la langue de bois sous forme de dénégation de la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, résonne comme un écho à la langue de bois trotskiste vécue par Ivan Sainsaulieu. Elle explique, crispée : « Nous n’avons pas de brutalité entre nous. » Mais ce type de maltraitance n’est pas limité au trotskisme de LO ou au post-trotskisme de Jean-Luc Mélenchon : on peut en trouver des modalités variées et variables, davantage atténuées car moins liées à un pouvoir autocratique, au PCF, au PS ou même chez les Verts, pour nous en tenir à la gauche.
À la politique des chefs « extraordinaires », on peut préférer une politique de l’ordinaire, où le care aurait toute sa place. Cela supposerait de réinventer la politique. En attendant, regardons quelques bonnes séries TV plutôt que de s’affliger devant le spectacle politicien.